REFUSER LES SOINS, REFUSER L'HUMANITÉ

Tableau de David Olère, The experimental injection, 1945 (source: Mémoire juive et éducation)

Le Revier, où prend place le récit du court-métrage consacré à Jeanine Morisse-Messerli, est l'infirmerie du camp de Ravensbrück. Ce mot est en fait l'abréviation de Krankenrevier, qui signifie en allemand le “quartier des malades”. Les infirmiers du Revier (il y en a dans chaque camp de concentration) sont des prisonniers du camp : plus de 200 internés de droit commun ont été employés au Revier de Ravensbrück1. Ils pouvaient être aussi des infirmiers allemands sans diplômes, ce qui en dit long sur la façon dont les prisonniers malades étaient (dé)considérés. Les détenu(e)s qui travaillaient au Revier étaient privilégié(e)s : ils étaient regroupés dans un block à part et n’avaient pas à subir les interminables appels durant lesquels il fallait rester debout.

Un détenu prend soin d’un autre déporté dans l’infirmerie du camp camp d'Oranienbourg-Sachsenhausen. La présence d’un médecin SS au pied du lit laisse penser à une photographie de propagande (source : ECPAD)

En tout, plus de 75 000 prisonniers2 s'y sont présentés dans l'espoir d'être soignés mais peu y ont survécu. En effet, au Revier, les rations de nourriture étaient réduites, les médicaments étaient rares et l'hygiène était médiocre3. Les paillasses n'étant pas désinfectées étaient souillées par le pus qui coulait des blessures (plan 13), ou par des excréments lorsque les prisonniers souffraient de dysenterie. Les couvertures non plus n'étaient pas désinfectées et souvent étaient pleines de poux4. Il y régnait une odeur désagréable car les bandages n’étaient changés que deux fois par semaine. En 1945, au Revier, il y avait environ 50 morts par jour5.

Germaine Tillon écrit dans son livre-témoignage, “Verfügbarà Ravensbrück : « une réalité nous avait assaillies de toutes parts : c’était l’état d’effroyable déchéance de la majorité des prisonnières, hâves, déguenillées, squelettiques, couvertes de plaies suppurantes, de gales infectées, et le regard complètement atone, mort. Nous étions encore des êtres humains, avec des bases de comparaison pour mesurer cet abîme de misère, où nous allions évidemment être englouties »6.

Couverture de Le Verfügbar aux Enfers, Une opérette à Ravensbrück, de Germaine Tillion (source: Canopé)

Les prisonnières étaient allongées nues sur les paillasses qu’elles partageaient avec une ou deux malades à cause du manque de place. Les couchettes en bois étaient à trois étages et il était souvent difficile pour les infirmiers d'accéder aux malades et aussi pour ces derniers de descendre de leurs couchettes7. D’autres survivantes témoignent de l'insalubrité présente au Revier : « Ces sept blocks présentent le même aspect : tous sont surpeuplés, dans tous domine cette odeur de dysenterie. Les squelettes s’y traînent de tinette en tinette, souillant tout sur leur passage »8. Au Revier plus qu’ailleurs, dans les camps de concentration, le système nazi nie l’humanité des prisonniers.

Dessin d'Ella Liebermann-Shiber, déportée à Auschwitz, illustrant une injection effectuée sur une prisonnière du camp (source : Infocenters)

Les malades voulant être soignés au Revier - quel que soit le type de camp d’internement - étaient d’abord contraints à une visite médicale. Chaque matin des prisonniers faisaient la  queue dans le couloir du Revier. Il était nécessaire d’avoir plus de 39°C de fièvre pour être admis au Revier. Certains, étant jugés comme ayant encore la capacité de travailler, étaient renvoyés au travail, parfois avec “traitements de faveur”. Ceux qui étaient jugés comme n’étant pas malades étaient condamnés. Ils étaient redirigés dans un block spécial avant d’être gazés ou piqués.9

Un passage du témoignage de Jeanine Morisse, lorsqu'elle retrouve une de ses camarades partie quelques temps au Revier, illustre l’horreur du système concentrationnaire et le sort réservé à certain(e)s détenu(e)s malades, considéré(e)s comme inutiles.  Sa camarade, se croyant soignée, dit à Jeanine : « je suis contente, ils soignent ma syphilis, ce matin ils m'ont fait une piqûre ça m'a fatiguée. Mais demain ils m'en font une autre et ils m'ont dit que je serais guérie! »10 (plan 7). Elle ignore qu’il s'agit en fait d'une mise à mort effectuée par les SS : certains malades “sélectionnés” sur des critères incompréhensibles sont tués par piqûre de phénol - c'est le cas dans cet extrait et dans le court-métrage -, ou sont envoyés dans les chambres à gaz dans les camps d’extermination.

Table médicale du camp de concentration de Stutthof, sur laquelle les prisonniers recevaient une injection létale de phénol (source : Holocaustresearchproject.org)

Les médecins SS se servent également des hôpitaux des camps pour réaliser des expériences sur des milliers de prisonniers au cours desquels la plupart meurent11. Ella Lingens, médecin autrichienne déportée à Auschwitz, témoigne : « Je me rappelle la petite Dagmar. Elle était née à Auschwitz en 1944 de mère autrichienne et j'avais aidé à la mettre au monde. Elle est morte après que Mengele [le docteur du camp] lui eut fait des injections dans les yeux pour essayer d'en changer la couleur. La petite Dagmar devait avoir des yeux bleus ! »12.

Docteur Mengele s'apprêtant à réaliser un expérience sur deux jumeaux au camp d'Auschwitz Birkenau (source: Papiroom)

Lorsque, s'échappant un jour du Revier, Jeanine Morisse aperçoit devant la porte du block des dizaines de cercueils entassés, elle réalise pleinement le sort réservé aux malades et aux infirmes de Ravensbrück. Si elle n'avait pas eu la possibilité de s'en échapper, la seule issue possible pour elle aurait été la mort13. Dans le système concentrationnaire nazi, si les prisonniers étaient déshumanisés, les malades, eux, n’avaient plus rien d’humain aux yeux des responsables des camps, et devaient donc être éliminés. Ou bien les soins leur étaient refusés, ce qui revenait bien souvent au même.

Une déportée libérée, terriblement affaiblie, dans l'infirmerie du camp de concentration de Belsen (source : Getty Image)

POUR EN SAVOIR PLUS SUR LE SUJET

Jeanine Morisse, Là d’où je viens (souvenirs recueillis par Marie-Hélène Roques), Editions Empreinte, 2008

 

American Association for the History of Nursing, Nursing History Review, Volume 11, 2003

 

Témoignage collectif, Les Françaises à Ravensbrück, Gallimard, 1965

 

 

1American Association for the History of Nursing, Nursing History Review, Volume 11, 2003, p.131

 

2Ibid p.131

 

3Amis de la Fondation pour la Mémoire de la Déportation, Revier, 2013, www.afmd.asso.fr

 

4BS Encyclopédie, Le Revier, 2007-2010, www.encyclopedie.bseditions.fr

 

5American Association for the History of Nursing, Nursing History Review, Volume 11, 2003, p.131

 

6Sous la direction de Katherine Le-Port, Germaine Tillon, “Verfügbar” à Ravensbrück, 2017, www.resistances-morbihan.fr

 

7BS Encyclopédie, Le Revier, 2007-2010, www.encyclopedie.bseditions.fr

 

8Témoignage collectif, Les Françaises à Ravensbrück, Gallimard, 1965

 

9American Association for the History of Nursing, Nursing History Review, Volume 11, 2003, p.132

 

10Jeanine Morisse, Là d’où je viens (souvenirs recueillis par Marie-Hélène Roques), Editions Empreinte, 2008, p.36

 

11BS Encyclopédie, Le Revier, 2007-2010, www.encyclopedie.bseditions.fr

 

12Fondation pour la mémoire de la déportation, clé en main, disponible sur www.fmd.asso.fr

 

13Jeanine Morisse, Là d’où je viens (souvenirs recueillis par Marie-Hélène Roques), Editions Empreinte, 2008, p.59